La Suisse, une démocratie exemplaire ?

Sophie Weerts est professeure de droit public à l’Université de Lausanne. Elle est rattachée à l’IDHEAP, institut qui étudie la gouvernance publique. Elle a réalisé son doctorat à l’UCLouvain et rédigé une thèse en droit constitutionnel comparé entre la Belgique et la Suisse. Elle nous explique les spécificités de la démocratie suisse.
La confiance des citoyens suisses dans leur gouvernement est beaucoup plus forte qu’en Belgique. Comment expliquez-vous cela ?
Effectivement, la Suisse est, avec les pays scandinaves, en tête de l’étude de l’OCDE avec plus de 80% de taux de confiance des citoyennes et des citoyens dans le gouvernement national, alors que la Belgique est à peine à 30%.
Il est toujours délicat de formuler une explication, mais je pense qu’on peut expliquer ce haut taux de confiance de la population envers son gouvernement en suivant la distinction bien connue des politologues entre « Politics », « Policy » et « Polity ».
Le « Politics » concerne les jeux de pouvoir. En Suisse, cette dimension est relativement peu importante en comparaison à d’autres systèmes politiques. Le bon exemple c’est que les Suisses connaissent rarement le nom du président ou de la présidente de la Confédération. Cette fonction est exercée à tour de rôle par les membres du gouvernement fédéral. Chaque année, un nouveau président ou une nouvelle présidente entre en fonction. La présidence implique la représentation de la Suisse à l’étranger et la direction des réunions du gouvernement. Ce n’est pas un chef de gouvernement comme en Belgique. Un autre élément qui limite les jeux de pouvoir entre les partis, c’est qu’on est dans un système de large coalition de manière quasi interrompue depuis 1957. On a un soutien politique au Parlement qui est bien supérieur au minimum nécessaire pour atteindre une majorité parlementaire. Enfin, on parle dans le langage courant d’un parlement de milice. Il se réunit au cours de quatre sessions de trois semaines chaque année. Cette organisation permet aux députés de continuer à avoir un autre métier. Plus de 65% des élu·e·s au parlement ont une vie professionnelle en dehors de la politique.
Deuxièmement, la dimension « Policy » est très présente en Suisse. Ce terme désigne la façon de faire de la politique. Dans le cas suisse, elle est axée sur la résolution des problèmes publics. Lorsqu’on identifie un problème, on procède à une analyse fouillée avant de décider d’agir. On cherche les causes et on identifie toutes les conséquences. Après cela, on recherche les moyens d’action publique les plus susceptibles de résoudre le problème. Cette évaluation prospective permet de décider sur la base de données concrètes et non en fonction de l’humeur ou d’une opinion dominante mais parfois non fondée. Cette façon de faire de la politique atténue une tendance à la logique politicienne où on propose des solutions qui vont favoriser tel ou tel résultat électoral. Cela n’empêche pas bien entendu les calculs politiques, mais cela exige de renforcer sérieusement l’argumentation pour convaincre. Cette approche implique aussi un travail très sérieux de la part de l’administration qui doit préparer cette analyse prospective.
Troisièmement, le « Polity » désigne tout ce qui est de l’ordre des procédures. En Suisse, en tout cas au niveau fédéral, cette dimension est très développée aussi. On pense aux instruments de démocratie directe qui permettent au peuple suisse de s’exprimer. On pense aussi à la procédure de consultation préalable. Il s’agit ici de mécanismes qui permettent de prendre en compte l’opinion, l’expérience des personnes concernées par une loi ou une décision politique.
Le dosage de chacun de ces éléments et leur équilibre permettent d’expliquer ce taux de confiance très élevé des citoyen·ne·s.
Les Suisses sont régulièrement appelés à donner leur avis sur des propositions de lois. Les votations suisses sont-elles comparables à des référendums comme ceux pour le Traité constitutionnel européen en France ou le Brexit en Angleterre ?
Non, on ne parle pas du tout de la même chose. Les exemples que vous mentionnez sont davantage ponctuels. En Suisse, il y a une vraie tradition et pratique de la démocratie directe. Le peuple est invité à voter quatre fois par an, une fois par trimestre. Les projets soumis à la votation peuvent concerner des questions qui relèvent du pouvoir fédéral, du pouvoir cantonal ou du pouvoir communal. Chaque niveau de pouvoir a sa palette d’instruments de démocratie directe.
Au niveau fédéral par exemple, on a d’une part l’initiative populaire, qui est un instrument qui permet de proposer une modification de la Constitution fédérale. Si le comité à l’origine de la proposition arrive à convaincre 100 000 citoyens de le soutenir, alors une votation est organisée. Un tel droit politique pourrait faire craindre que cela ne dégénère en forme de cacophonie. Les résultats montrent pourtant que c’est loin d’être le cas. Sur 300 initiatives qui ont été soumises à votation depuis 1894, seulement 24 d’entre elles ont été approuvées.
L’autre instrument à la disposition des Suisses au niveau fédéral, c’est le référendum législatif. Quand le parlement adopte une loi, elle n’entre pas en vigueur immédiatement. Dans un délai de 100 jours, si un comité de citoyennes et citoyens arrive à réunir 50 000 signatures, la loi votée par le Parlement doit être soumise au référendum. Les citoyennes et les citoyens peuvent alors exercer un rôle de veto sur ce qui a été décidé par le Parlement.
L’élaboration des lois prévoit aussi une large procédure de consultation. Comment celle-ci fonctionne-t-elle ?
En effet, on cite souvent la Suisse pour ses instruments de démocratie directe, on omet souvent de parler de tout le travail mené en amont. Ce travail a comme particularité de devoir respecter une procédure de consultation. C’est une obligation constitutionnelle.
Avant qu’un projet de loi soit transmis aux chambres, le gouvernement doit demander à différents acteurs de se prononcer. Ces différents acteurs sont les parties prenantes qui vont être impliquées ou touchées par la nouvelle loi. Certains acteurs doivent d’office être consultés, comme les vingt-six cantons, les partis politiques, les syndicats, les associations représentantes du monde professionnel. La procédure de consultation prévoit aussi que toute personne peut également communiquer son opinion sur le projet. Ensuite, l’administration doit faire la synthèse de tous les documents reçus et déterminer la pertinence des critiques. De là, le projet va être modifié par rapport aux avis reçus. L’administration fait alors une pesée des intérêts pour que son projet soit le plus robuste possible sans perdre son sens et sa finalité. Elle est particulièrement motivée car si le projet n’obtient pas le soutien nécessaire auprès des parties prenantes, il y a de fortes chances qu’il soit défié dans le cadre d’une campagne pour l’organisation d’un référendum législatif.
Des critiques sont aussi formulées à l’encontre de cette procédure. Ce sont toujours un peu les mêmes lobbys qui sont consultés. Ces groupes ont un très bon accès au débat pré-politique et ont parfois trop d’importance dans celui-ci. La société civile s’organise toutefois de mieux en mieux. On voit que des mouvements associatifs arrivent et commencent à bien comprendre le processus de la consultation. Ils s’organisent pour être des acteurs plus actifs. Donc, je ne serais pas étonnée que, dans le futur, ces rapports de forces se rééquilibrent. Il y a encore de la marge pour la démocratisation de la délibération publique.
Pensez-vous que certaines caractéristiques du système suisse pourraient inspirer des réformes en Belgique ?
C’est une question extrêmement délicate. Aller chercher une solution ailleurs, c’est accepter le risque que cette solution prenne un autre sens dans son nouvel environnement. Les comparatistes parlent d’ailleurs de greffe juridique. Parfois, la greffe prend, parfois le corps la rejette. Il faut donc être très prudent.
Cela étant, d’autres systèmes politiques sont confrontés à des niveaux aussi élevés de complexité que la Belgique. Je pense à la Suisse, mais aussi à l’Union européenne. Ils arrivent pourtant à fonctionner. Dans ces deux systèmes politiques, je constate une gestion politique qui met davantage l’accent sur le « Policy », le fait d’identifier le problème et de trouver ses causes et conséquences. Cela permet de réunir un grand nombre d’acteurs et de travailler à la réalisation d’un objectif commun plutôt que de mettre l’accent sur les différences. Cette façon de faire de la politique a davantage le potentiel d’assainir les tensions politiques ou en tout cas d’en diminuer l’intensité.
De plus, la procédure de consultation crée un espace de discussion politique dans lequel les citoyens peuvent entrer. A la Région wallonne, je pense qu’il y a un peu cette tendance-là, mais il faudrait aller plus loin. Il faut aussi travailler sur l’éducation à la démocratie et sur la communication politique. La Suisse a des solutions pratiques très intéressantes. On apprend dès l’école maternelle par le biais de jeux ce qui se passe lors des votations. Ce travail de sensibilisation et d’explication est repris à chaque niveau de formation. Concernant la communication, le fait que le peuple suisse soit reconnu comme le pouvoir suprême exige que ceux et celles qui le représentent ou exécutent les décisions publiques fassent un travail de communication particulièrement soigné. Ce travail permet donc de convaincre le peuple. Au niveau fédéral, un très grand souci est apporté pour que chaque texte ou chaque décision soit rédigé ou communiqué dans un langage clair et accessible à l’ensemble de la population. C’est particulièrement frappant quand on lit une loi fédérale ou quand on visite un site internet de la Confédération. Ce sont des éléments qui pourraient être source d’inspiration pour reconstruire le lien entre politiques et citoyen·ne·s en Belgique.